Les parents qui me rencontrent aujourd’hui dans les ateliers ont du mal à s’imaginer que je n’ai pas toujours été cette personne ayant accès à ses compétences parentales. L’essai que je livre ici est une tentative de dire ma croyance profonde: nous sommes tous perfectibles. Mai VO THI PHUONG

Devenir une mère

Ceci n’est pas un essai sur l’éducation, encore moins une compilation de conseils pour les mères.

Il a vraiment pris forme dans ma tête le mois où ma dernière enfant quittait la maison. J’ai 60 ans cette année. Depuis l’âge de 21 ans, il m’est venu 6 enfants. J’ai vécu intensément avec eux et j’ai grandi. En me retournant sur ces 39 ans, j’ai le  sentiment d’avoir eu une vie pleine et fait ce que j’avais à faire, vécu ce que j’avais à vivre.

De ce parcours qui permet d’aboutir à une certaine détente, j’ai le désir de laisser une trace, le témoignage d’un possible, dans cette époque de confusion et de désespérance. J’ose croire que le témoignage d’une vie ordinaire menant vers une certaine paix intérieure peut inspirer d’autres, non pas pour faire pareil, mais pour se mettre en route, chacun(e) à sa manière.

Ceci aurait pu être un écrit sur l’alpinisme, la pisciculture, la finance; que sais-je?

Il se trouve que pendant ces 39 ans, j’ai fait ce que toutes les mères faisaient: j’ai lavé les couches, fait le ménage, épluché des légumes, travaillé pour gagner de quoi élever mes enfants, souvent pas assez….. J’ai ressenti de la joie, de la fierté, du désespoir, de l’inquiétude, de la colère, de l’amour, de la haine.

Bref, j’ai eu une vie tout à fait ordinaire de mère de famille.

A cette époque, quand je regardais autour de moi, rien n’était dit qu’en vivant une vie ordinaire, j’allais vieillir dans une certaine sérénité, avec le sentiment d’avoir tellement gagné et de ne rien perdre, si ce n’est une bonne dose de révolte, refus, rancœur .….Enfin, la liste peut être très longue.

Je voudrais me souvenir en écrivant les lignes qui suivent que je décris un processus, quelque chose que je tends à approcher et dont je peux m’éloigner parfois. Ce n’est surtout pas un état, acquis une fois pour toutes. Les étapes que je retrace sont loin d’être aussi clairement délimitées. Les mots ne suffisent certainement pas pour décrire ces allers et retours dans une existence.

Je suis profondément marquée par l’enseignement d’Arnaud Desjardins et le travail de Carl Rogers. J’essaie de mettre en oeuvre dans ma vie ce qu’ils m’ ont apporté de précieux. J’espère que cet essai ne trahit pas leurs transmissions.

Les laisser devenir qui ils sont

Je disais donc, je vivais ce que toutes les mères de famille vivaient. Pourtant pas complètement…

Il y a eu très tôt une forme d’obstination que mes enfants puissent devenir eux-mêmes, que rien ne puisse les détourner de ce trajectoire et que je puisse les accompagner de la façon qui semble juste pour moi et pour eux. Il y a eu très tôt l’intuition que cela ne pouvait pas être autrement, que c’était cela vivre: faire ce qui semble juste pour soi quand cela ne nuit à personne.

Bien que je n’aie pas tout entrepris, loin de là, j’ose quand même affirmer que c’est l’une des entreprises les plus exigeantes que de vouloir laisser un autre devenir soi-même et trouver sa manière singulière de faire ce qu’il a à faire. C’est une chose de le dire, c’est autre chose que de le traduire au quotidien. Je ne l’ai pas choisi consciemment. Quelque chose en moi me pousse à le faire. Je dirais que je ne pouvais pas faire autrement.

Je me souviens par exemple d’avoir laissé mon fils aller à l’école avec un tee-shirt mis à l’envers ou deux chaussettes différentes. Il avait le désir de le faire et je ne voyais pas d’autre raison à objecter si ce n’est que cela ne se porte pas comme ça. Il ne faisait du mal à personne en portant des chaussettes dépareillées, aussi l’ai je laissé faire.

J’avais une trentaine d’années. Je pressentais déjà qu’il affirmait sa liberté d’agir et que je devais la soutenir. Je n’en tire pas de fierté. Comme je le disais, je ne pouvais pas faire autrement, malgré le regard des autres, les doutes et les angoisses.

Par contre, aujourd’hui, à 60 ans, j’ai bien compris que j’ai essayé d’entreprendre la chose la plus importante qu’un parent puisse tenter de faire pour son enfant. J’ai compris aussi le bénéfice que j’en ai retiré.

En laissant mes enfants devenir de plus en plus qui ils sont et en essayant de toutes mes forces de devenir cette personne qui peut les aider dans ce sens, j’ai rencontré des aides que j’ai mentionnées plus haut et qui ont été déterminantes.

Paradoxalement, je peux dire aujourd’hui que j’ai beaucoup reçu pour moi. Mes enfants ont-ils reçu pour eux? Il me semble que oui mais c’est vraiment à eux de répondre pour eux.

Je peux aussi affirmer que sans une forme de décision intérieure, je n’aurais pas autant puisé dans ces aides les outils et la substance nécessaires pour avancer.

En voulant les laisser devenir de plus en plus qui ils sont, je suis devenue de plus en plus qui je suis. Et cela est vraiment heureux.

Devenir de plus en plus qui je suis

Cela semble être prétentieux pour moi d’affirmer que je suis devenue qui je suis. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûre de savoir qui je suis. C’est une question qui, me semble-t-il, demande toute une existence pour y répondre.

Par contre, je peux décrire les sentiments qui m’habitent maintenant: je me sens à ma place, plus en confiance, plus à l’aise dans l’existence, j’ai moins peur d’échouer et de souffrir (sans cela, je ne pourrai même pas écrire cet essai), je peux suivre mes élans intérieurs. L’expérience m’a montré qu’ils me mènent finalement toujours vers du bon.

J’ai aussi le sentiment d’avoir une vie pleine et réussie en tant que mère. En disant cela, je ne veux pas dire que mes enfants sont parfaitement heureux et que leur vie est facile. Ils ont, me semble-t-il, souffert de mes manques et des difficultés à résoudre dans leur existence.

Ce sentiment d’une vie pleine et réussie ne vient pas d’une vie facile ni des actions réussies. Il provient du fait d’avoir fait ce que j’avais à faire et de vivre ce que j’avais à vivre. Il me semble que j’ai déployé le plus d’énergie pour devenir une mère et que, par conséquent, pour l’instant, la part la plus déployée de mon être est la part de mère.

Est-ce que je peux affirmer ceci: « C’est en devenant une mère que je suis sur le chemin de devenir de plus en plus qui je suis. »?

A partir de cela, est-ce que je peux aussi dire que pour d’autres, qui sont à d’autres places, le chemin qui mène au déploiement est celui qui consiste à apprendre à occuper vraiment cette place?

Je sens bien que d’autres parts de moi demandent à se déployer aujourd’hui. Je me sens à peu près aussi dans l’inconnu qu’à mes 21 ans, à suivre ce mouvement de la vie qui me mène, sans savoir où elle me mène: quelque chose qui me pousse de l’avant, à me déployer encore (écrire cet esai par exemple).

Est-ce cela ce processus qui consiste à devenir qui l’on est? Est-ce que cela consiste à déployer toutes les parts de soi?

Mais, avant d’y arriver…

Je me souviens avoir ressenti beaucoup d’amour pour mes enfants et beaucoup de désir de bien faire. Je me souviens aussi avoir beaucoup refusé de cette vie de mère.

Je n’étais pas préparée à le devenir. Bien que vietnamienne, j’ai reçu une éducation qui me préparait à avoir une vie active et à la réussir, tant quà faire. J’ai senti l’attention de ma mère surtout tournée vers mes résultats scolaires.

J’ai grandi sans avoir été préparée à devoir un jour faire passer les besoins d’un(e) autre avant les miens, être complètement à son service, au moins pour un temps et me consacrer totalement à son existence et à son bien-être. Je ne pense pas avoir été la seule à être si peu préparée.

J’ai passé donc mon baccalauréat puis j’ai commencé des études universitaires. Puis mes deux premiers enfants étaient arrivés.

Voir les illusions

Je me souviens avoir pleuré certains matins en constatant que ma vie s’était réduite à changer les couches, préparer les biberons, balayé la maison après des nuits trop courtes et entrecoupées.

Bien sûr, il y avait autre chose mais dans ce contexte où tout semblait juste « trop » et où je me sentais « trop » seule, enfermée dans ce que l’on appelle « la famille nucléaire », l’amour, aussi fort soit-il, a bien du mal à s’exprimer et à circuler de moi à mes enfants.

Comme beaucoup, j’ai plus ou moins rêvé d’enfants. Dans mon rêve, ils prenaient vraiment pas beaucoup de place, ils étaient calmes et souriants, l’air parfaitement heureux, comme les bébés qu’on voit sur du papier glacé de magazine. Tout ce qu’il fallait pour valoriser et combler une mère.

Je les découvrais brailleurs, dormant pas assez à mon goût la nuit et le jour, bref des enfants qui me fatiguaient, m’insécurisaient, m’angoissaient……Je ne pouvais pas les avoir au bras et dire fièrement: « Je les pose et ils s’endorment….jusqu’au matin! »

Je les découvrais en grandissant, pas forcément tout le temps aimants ni aimables, parfois adorables, parfois grincheux. Parfois, j’éprouvais de la fierté, parfois je me sentais gênée devant le regard des autres. J’ai refusé intérieurement certains aspects d’eux, parfois si fort que cela se vivait dans mes regards, mes paroles et mes actes. J’ en étais mortifiée des jours après.

Sur ce fonds d’ambivalence, de « je t’aime » et « je ne t’aime pas », de « je t’accepte » et « je ne t’accepte pas », j’ai entamé des thérapies, suivi des stages de développement personnel.

Par leur présence, mes enfants ont aidé à ce que certaines aspérités s’arrondissent. Il y a eu des face à face douloureux et terribles entre la part de mère en moi et ces parts souffrantes qui ne pouvaient qu’abîmer et endommager mes enfants. La mère ne pouvait que constater son impuissance à endiguer les montées de violence qui m’envahissaient parfois et qui faisaient que je leur faisais si peur alors que je voulais juste les aimer.

Elle émergeait cependant petit à petit. Elle veillait mais elle se laissait encore bien souvent avoir par ces aspects de moi vindicatifs, coléreux, surtout en manque et en souffrance.

J’ai eu longtemps l’impression de me débrouiller avec les moyens du bord.

Sortir du refus

Puis la vie a répondu.

J’ai rencontré un enseignement, celui d’Arnaud Desjardins. J’y ai puisé sans vergogne des outils pour progresser. Ce n’était certainement pas une démarche très juste. Je n’étais pas venue à l’enseignement dans une demande de disciple. La dimension verticale ne m’intéressait pas du tout.

Je voulais juste pouvoir aimer et arrêter de faire souffrir. Je voulais arrêter de voir des résultats inverses à ce que je cherchais. Je voulais sentir que je savais prendre soin de mes enfants et que cette joie ne m’échappait plus.

Je savais enfin quoi faire de ces émotions qui m’emportaient et de ces pensées délirantes qui allaient avec. Je savais quoi faire de ces montées de violence qui détruisaient le moment de bonheur vécu l’instant d’avant.

Je comprenais enfin la nécessité de sortir du refus et d’entrer dans l’acceptation de ma réalité de mère, compétente et défaillante en même temps. En faisant cela, je pouvais enfin accepter mon statut de mère, d’occuper ma place et de jouer mon rôle selon l’expression d’Arnaud Desjardins.

Je savais enfin comment agir sans ses conséquences de regrets, remords et souffrance.

Je savais enfin comment être. Certes, cela n’a pas été simple de mettre en pratique. J’étais tombée bien des fois mais je m’étais vite remise en selle. J’avais enfin une direction à prendre, alors que m’importaient les contretemps, les chutes!

Je sentais que je progressais, je sentais la part de mère prendre le dessus sur mon infantilisme, mon égocentrisme, mes emportements.

Cet essai est loin d’être terminé. Peut-être je le terminerai un jour et je relaterai la rencontre avec les idées de Carl Rogers: ce qui m’a permis de transférer les compétences de la mère vers la professionnelle de la relation d’aide.